Les grandes luttes sociales n’éclatent jamais dans les périodes étales mais dans les tournants de conjoncture, quand la situation des couches populaires se dété¬riore ou s’améliore brusquement. On connaît cette situation en Russie, en février-mars 1917 : il y a une accentuation brutale de la crise du ravitaillement en lien avec une guerre dont on ne voit pas la fin. Une augmentation soudaine des prix (+40 %) avec l’introduction de cartes de rationnement, le tout sous une température de - 20°C à - 40°C. La famine gronde, les files s’allongent et les femmes s’organisent et se mobilisent, allant jusqu’à prendre d’assaut les boulangeries et les magasins d’alimentation. D’autant plus qu’elles n’apprécient pas que leur compagnon ou leurs garçons soient au front ou en reviennent en piteux état. Elles ont souvent pris leurs places dans les usines où elles accentuent leur sens de la solidarité et acquièrent indépendance et combativité. Le tsar et les généraux, avec les lourdes défaites militaires et leurs immenses pertes en vies humaines, auraient été au plus bas dans les sondages, s’il y en avait eu à l’époque.
En une semaine, le tsarisme s’écroule...
Des militantes ont intégré la tradition datant de 1909, et interrompue depuis la guerre, de la journée internationale des femmes du 8 Mars. Ce 8 mars 1917 (23 février dans le calen¬drier grégorien), elles décident donc de faire grève et de descendre dans la rue, pour le pain et contre la guerre. Un tract est préparé par l’organisation unitaire inter-rayons de Trotsky (qui est à cette époque retenu prisonnier dans un camp au Canada). Les responsables bolcheviks interdisent tout appel à la grève et à la manifestation qu’ils estiment trop risquées (les grévistes de Poutilov - l’équivalent du Billancourt des années 1950-1970 - venaient d’être mis à pied). Les militantes passent outre, celles du textile débraient et essaient de faire partir en manifestation les métallos voisins, très réservés. La manifestation draine tout de même les lock-outés. « On dirait un jour de fête », dit un observateur.
Le 9 mars, les femmes persévèrent et réussissent cette fois à entraîner les autres métallos sur la Perspective Nevsky (les Champs-Élysées pétersbourgeois), contournant les ponts gardés par la police en franchissant la Neva sur les glaces. Les affrontements avec les policiers sont nombreux, tandis que les manifestantes cherchent le contact pacifique avec les soldats, ouvriers ou paysans sous l’uniforme. L’organisation révolutionnaire clef, le parti bolchevique, est illégale, ses dirigeants sont prisonniers en Sibérie ou exilés à l’étranger. Les moyens matériels sont très limités, le premier tract ne sort que le 10 mars matin. Les événements se succèdent à un rythme fou, il faut improviser heure par heure.
Le troisième jour, la grève a gagné la totalité des usines de la capitale. Les étudiants rejoignent le mouvement. Ce sont maintenant les bolcheviks qui organisent grèves et cortèges, criant « Du pain ! », « À bas la guerre ! », « À bas l’autocratie ! » Les forces de répression ont reçu l’ordre de tirer et il y aura des morts parmi les manifestants. Le soir, un certain nombre de responsables bolcheviques sont arrêtés.
Au quatrième jour, le dimanche 11 mars, des mitrailleuses sont mises en batterie sur les toits et tirent sur les 200 000 manifestants. L’état de siège est décrété. Les responsables restant en liberté hésitent fortement. D’autant qu’on n’arrive pas à s’entendre entre organisations, et même à l’intérieur de chacune d’elles, sur les mots d’ordre. Mais la répression, qui calmerait le jeu en période de reflux, aura, dans cette période de montée, l’effet inverse et relancera la combativité. D’autant que le tsar, comme un Louis XVI de base, est insensible aux avertissements qu’on lui prodigue de toute part, et ajoute à la provocation en dissolvant la Douma (Parlement). Plusieurs bâtiments officiels sont incendiés, dont le Palais de justice. Le quartier de Vyborg est aux mains de sa population ou¬vrière. Une compagnie se mutine, refuse d’obéir et tire sur les policiers au lieu de tirer sur les manifestants. Dans la nuit, le parti bolchevik et l’organisation inter-rayons sortent des tracts appelant à la fraternisation.
Le cinquième jour, un régiment se mutine. A l’appel du matin, le général qui vient lire les consignes du tsar est abattu, puis les soldats partent faire le tour des casernes et des cantonnements. Les mutineries se généralisent. L’après-midi, c’est la fraternisation avec les manifestants ouvriers, l’arsenal est envahi et 40 000 fusils sont distribués, les pri¬sons sont prises d’assaut et on délivre indistinctement politiques et droits communs.
Le sixième jour, les ministres du tsar sont arrêtés. Le septième jour, le tsar nomme un nouveau gouvernement. Le huitième jour, alors que l’agitation a gagné toute la Russie et mis sur la touche les autorités, le tsar abdique après avoir consulté l’état-major.
Dualité de pouvoir
Si les révolutionnaires sont surpris par les révolutions, les autres le sont encore davantage. L’opposition libérale est, au départ, d’une passi¬vité totale. Le tsar représente pour elles la protection suprême face à la rue. Mais bientôt, on se rend compte que « si nous ne prenons pas le pouvoir, ce seront d’autres qui le feront, ces salopards qui élisent des délégués dans les usines » (le député Choulguine, le sixième jour). Aussi, les députés qui n’ont pas eu le courage de prendre le pouvoir quand le tsar a dissous leur Assemblée vont mettre en place, au Palais de Tauride, un Comité provisoire de la Douma, chargé au départ de « rétablir l’ordre dans la capitale et de rentrer en contact avec les organisations et les institutions publiques », sans l’extrême droite ni les bolcheviks (dont les six députés ont été arrêtés et déportés) puis un gouvernement provisoire.
Au même moment, les ouvriers de Petrograd recréent spontanément les conseils (soviets) de représentants élus des ouvriers paysans et soldats, tels qu’ils avaient existé en 1905. Quelques entreprises l’avaient déjà fait, mais il n’existait aucune coordination venue d’en bas. Les premiers pas du soviet de Petrograd ne furent pas très assurés, mais, avec la puissance du mouvement révolutionnaire, cela changea très vite. Des soviets se constituèrent dans les principales villes du pays puis dans les campagnes. Une dualité de pouvoir entre ces soviets et le gouvernement provisoire s’installe jusqu’en novembre (révolution d’Octobre).
Jean-Pierre Debourdeau