Début janvier 1968, le Présidium du Comité central (CC) du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), après de rudes affrontements, nomme Alexandre Dubcek comme premier secrétaire. Ce n’est que le 4 mars, qu’un « compterendu détaillé du Présidium du CC » commence à circuler confidentiellement. On peut y lire : « Au cours de la discussion, la réflexion sur la mise en œuvre de la politique du Parti a vu s’affronter le nouveau et l’ancien.. Une première tendance s’est exprimée qui, dans une mesure plus ou moins grande, ne tient pas compte du stade déjà atteint dans le développement socialiste de notre société et qui s’évertue à défendre des formes périmées de travail du Parti ; à ses yeux, les causes de nos défaillances sont avant tout des difficultés rencontrées dans la marche de l’économie, les insuffisances du travail idéologique, le manque de rigueur et les altitudes libérales sur le front idéologique, les effets de manœuvres de diversion idéologique de l’Occident. Pour cette tendance, il y a assez de démocratie comme ça à l’intérieur du Parti et dans le pays. Il se trouva même une voix pour dire qu’il y aurait chez nous “un excès de démocratie” En face s’exprimèrent des tendances très marquées... qui réclamaient d’urgence un cours nouveau... en partant de la nécessité de hisser l’action politique à un niveau correspondant à l’évolution contemporaine de notre société, et en tenant compte des effets de la révolution scientifique et technique. Le développement de l’économie et ses nouvelles formes de direction requièrent un changement inéluctable des méthodes de direction du parti, afin de ménager un champ suffisamment large pour l’initiative et l’activité publique des groupes sociaux en tant que tels. » (rapporté par Jiri Hajek dans « Dix ans après ») La première tendance était représentée par Novotny. Le deuxième camp, hétérogène, trouva comme porteparole Dubcek. Le printemps commençait. Le 5 avril 1968, le Programme d’action du PCT était adopté. Le printemps s’échauffait. Une des spécialités de la réforme tchécoslovaque, qui explique en partie son caractère massif et son accélération, réside dans le fait que le Parti communiste, et par la suite la société dans son ensemble, avait été à peine effleuré par le mouvement de « déstalinisation » déclenché par Khrouchtchev lors du XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) en 1956.
Relativement à la Pologne et à la Hongrie, le PCT jouissait encore d’un soutien au sein de larges couches des travailleurs et ne s’était donc pas vu contraint par la pression populaire de modifier ses pratiques et sa direction staliniennes. Quelques prisonniers politiques avaient certes été libérés, mais les timides tentatives de débat lancées par les intellectuels en 1956 avaient vite été réprimées. Tirant les leçons de la Pologne et de la Hongrie, Novotny, le principal dirigeant du PCT, avait renforcé la discipline du parti et la « lutte antirévisionniste ».
Ce durcissement préventif allait, à terme, accentuer le mécontentement, en premier lieu de l’intelligentsia, qui voyait une profonde contradiction entre la politique de « coexistence pacifique et d’ouverture » prônée alors par l’URSS, de même qu’avec la nouvelle dénonciation du stalinisme lancée par Khrouchtchev au XXIIe congrès du PCUS, en octobre 1961. Le mécontentement exprimé par l’intelligentsia allait entrer en écho, au début des années 1960, avec une profonde crise économique. Depuis quelques années, le taux de croissance ne cessait de baisser jusqu’à atteindre zéro en 1962 et devenir négatif en 1963 (3%). De jeunes économistes du parti, parmi lesquels Ota Sik, ne tardèrent pas à situer les responsabilités dans une copie par trop servile du modèle d’industrialisation soviétique, dans l’hypercentralisation de la planification et dans le manque de qualification de managers nommés pour leur soumission au parti plutôt que pour leur compétence en matière de gestion économique.
Au début des années 1960, ces différents éléments de crise vont s’approfondir et s’influencer réciproquement faisant de ces années une période de débats de plus en plus publics, puis de critiques ouvertes.
La réforme économique
Face à l’échec de sa politique économique, la direction du PCT ne pourra éviter, au XIIe congrès en 1962, l’ouverture du débat avec ceux qui proposaient une profonde réforme du mécanisme économique. Si la discussion eut lieu, aucune mesure ne fut adoptée à ce congrès. Le débat allait alors se poursuivre dans la presse économique (principalement « Hospodarske Noviny ») au cours des mois suivants. Ota Sik, chef de file des réformistes, soutenait depuis longtemps l’idée fondamentale que la réforme économique ne pouvait être réalisée si des changements adéquats n’étaient pas apportés aux structures politiques et administratives du pays.
Il se prononçait contre tous les tabous et pour une discussion ouverte de tous les problèmes. Pour lui, le plan devait répondre aux besoins de la population (et non le contraire !) et la propriété collective était un moyen et non un but. Il se prononçait pour une décentralisation de la planification, une autonomie relative des unités de production, pour l’application de la loi de l’offre et de la demande dans la fixation des prix et pour une gestion « efficace » des entreprises qui implique, entre autres, le droit de licencier les travailleurs. Ce ne sont pas ces derniers éléments qui faisaient bondir les conservateurs au sein du PCT (à la même époque, en URSS, Liberman et Trapeznikov proposaient les mêmes recettes sans susciter de réactions négatives). Ils tiquaient face à l’insistance mise par les économistes sur la remise en cause du monolithisme du parti et de son monopole absolu sur la vie économique et politique. Sik ne cessait de répéter qu’on ne pouvait stimuler l’initiative économique sans que cela ne déborde dans le domaine politique. Les conservateurs craignaient également de voir leurs postes menacés si les responsables devaient être choisis en fonction de leurs compétences et non plus de leur adhésion à la ligne du parti.
Pourtant ils étaient désarmés : la crise économique ne pouvait qu’encourager le débat et il était difficile d’y répondre en valorisant la politique passée. Le principe de la réforme fut donc arrêté en 1964 et adopté seulement au début 1967. Cependant son application fut totalement freinée par l’appareil du parti qui menait une campagne démagogique dans les entreprises sur ses conséquences possibles (réelles) pour les travailleurs. Il tentait aussi d’opposer les travailleurs aux intellectuels.
L’entrée en lice des intellectuels
Parallèlement, encouragés par le XXIIe congrès du PCUS, les intellectuels partaient à l’offensive sur la question du bilan du stalinisme. Au comité central d’avril 1963, Novotny était contraint de présenter un rapport sur « les violations des principes du parti et de la légalité socialiste à l’ère du culte de la personnalité ». C’était la réouverture, après huit ans, du procès Slansky. Mais ce rapport fut jugé tellement explosif que seule une version fortement expurgée fut distribuée aux militants. Même cette version édulcorée suscita de violents remous.
Ce sont des questions touchant plus directement la culture nationale qui vont mobiliser les intellectuels. En particulier la redécouverte de Kafka, le plus grand écrivain tchécoslovaque, interdit dans son pays, car jugé pessimiste et décadent. En février 1963, Edouard Goldstücker écrit un premier article en défense de Kafka dans les « Literarni Noviny », revue de l’Union des écrivains. En mai 1963, une conférence internationale consacrée à Kafka se tient à Prague. Ses écrits sont mis à contribution pour critiquer le régime bureaucratique. Le congrès des écrivains slovaques, qui se déroule en avril 1963, révélera le rôle de pointe joué par les intellectuels dans la dénonciation de la dictature bureaucratique de Novotny.
Placé sur la défensive par les critiques combinées des économistes et des intellectuels, celuici répond avec le seul moyen qu’il connût : la répression. Le Comité central multiplie les avertissements, une violente campagne est lancée contre l’intelligentsia, certaines publications sont interdites (« Tvar »). Enfin, le 1er janvier 1967, une loi très stricte renforçant la censure est promulguée. Loin d’avoir l’effet escompté, cette attitude va radicaliser les exigences des intellectuels et unir ceuxci et les libéraux au sein de la direction du PCT.
Le IVe congrès de l’Union des écrivains, finalement autorisé en juin 1967 après de longues hésitations, offrira une bonne image de la situation et, en fait, marquera l’ouverture des hostilités. Débats culturels et politiques s’y mêlent. On dénonce la censure, on lit la lettre de A. Soljenitsyne à l’Union des écrivains soviétiques (lettre qui ne fut pas distribuée aux écrivains d’URSS), mais surtout on y multiplie les réquisitoires contre Novotny et le pouvoir personnel.
Une fois encore, la seule riposte de Novotny est la répression. La nouvelle direction de l’Union des écrivains n’est pas reconnue par le parti, la revue « Literarni Noviny » lui est retirée, des intellectuels de premier plan, comme L. Vaculik, A. Liehm, P. Klima, sont exclus du parti. Mais la violente campagne menée dans la presse contre l’Union des écrivains ne fait que contribuer à faire connaître ce qui s’est passé au congrès.
Malgré les apparences, la direction Novotny est sur la défensive. Elle n’a pas de solution à opposer à celle des réformistes, si ce n’est les mesures répressives. Libéraux et conservateurs s’affrontent désormais ouvertement au sein du comité central. Le porteparole des premiers, Alexandre Dubcek (dirigeant de Slovaquie), remet en cause le pouvoir personnel de Novotny et son cumul des fonctions (il est secrétaire du Parti et président de la République).
Le plénum du Comité central qui se réunit fin décembre 1967, début janvier 1968, devait se prononcer sur le cumul des fonctions. Mais personne n’est dupe, l’enjeu principal est la réforme et la bataille pour la direction du parti, instrument essentiel aux yeux de tous pour la mener à bien. Face aux violentes attaques dont il est l’objet, Novotny se démet de son poste de secrétaire, espérant rallier une majorité de conservateurs par ce geste tactique. Mais la manœuvre échoue et, le 5 janvier, le Comité central accepte la démission de Novotny et nomme Alexandre Dubcek à la tête du PCT. Novotny demeure président de la République et, surtout, ses partisans restent très nombreux au sein des instances dirigeantes du PCT. Rien, dans l’issue de ce plénum, ne laissait entrevoir ce qui allait se dérouler au cours des mois suivants. Il s’agissait d’une révolution de palais coutumière des régimes bureaucratiques. On n’en a de meilleur signe que la réaction de Brejnev qui, appelé à la rescousse par Novotny à Prague début décembre, s’était contenté de dire « ce sont vos affaires », mais qui s’arrêta sur le chemin de son retour, à Bratislava, pour jauger le possible nouveau secrétaire : Dubcek.
Phase 1 : Janvier-avril 1968
La nouvelle direction du PCT n’envisageait pas d’introduire de changements radicaux au lendemain de sa victoire. Elle entendait transformer le parti graduellement et de l’intérieur, utilisant les intellectuels pour secouer un peu l’appareil conservateur. Au terme de ce processus graduel, un congrès, fin 1969 ou début 1970, institutionnaliserait les changements opérés. Cependant, en accord avec ses conceptions, elle devait laisser s’ouvrir le débat sur les problèmes du pays.
Les contestataires de l’Union des écrivains furent réintégrés au sein du parti et l’Union retrouva son hebdomadaire qui, sous le nouveau nom de « Literarni Listy », allait se placer à la pointe du débat (fin février, début mars, « Listy » se vendait à plus d’un demimillion d’exemplaires). La presse, la radio et la télévision allaient se faire les porteparole des questions, des craintes et des espoirs de la population.
Craintes et espoirs qui étaient alimentés par le maintien de Novotny et de ses partisans dans les organes dirigeants et par les déclarations d’Alexandre Dubcek. La direction réformiste allait être amenée, malgré elle, à affronter les conservateurs. A l’occasion du passage à l’ouest du général Sejman, on apprit que Novotny, voyant sa cause perdue, début janvier 1968, avait tenté d’organiser un putsch militaire. Il était désormais impossible de bloquer le débat sur les responsabilités des conservateurs au sein du parti et du pays. Au cours de meetings de masse, en mars, les dirigeants du parti purent prendre le pouls de la population. Elle était avec eux, mais elle exigeait que les changements engagés et promis soient consolidés par la démission de Novotny et de ses partisans au sein du parti.
Tous les secteurs de la société étaient touchés : les syndicats exigeaient le rétablissement du droit de grève, les étudiants créaient un Parlement étudiant indépendant, des embryons de partis politiques, des clubs divers se formaient... jusqu’aux censeurs qui se prononçaient pour l’abolition de la censure ! Face à cette pression populaire, le 21 mars 1968, Novotny démissionnait et était remplacé par Svoboda à la présidence de la République.
Pourtant Dubcek et ses amis étaient bien conscients que le problème allait au-delà de la personnalité de Novotny. La dynamique du mouvement de masse débordait les frontières qu’ils avaient fixées. Elle risquait de mettre en cause leur plan de transformation graduelle, par le haut, du parti et de la société. Nombreux étaient ceux, qui au sein du PCT et dans les organisations de masse, ne pensaient pas que la politique d’après janvier puisse être menée avec les conservateurs et qui exigeaient une « institutionnalisation » de cette politique par un congrès extraordinaire du PCT.
Phase 2 : le développement du mouvement de masse
Au plénum d’avril du comité central, Dubcek s’adresse à deux publics différents : un Comité central réticent et une opinion publique très en avance sur lui. Il rassure le premier en repoussant l’idée d’un congrès extraordinaire du parti ; il tente de calmer la seconde en nommant des libéraux notoires à des postes politiques importants — F. Kriegel à la direction du Front national (regroupement des partis et organisations reconnus et contrôlés), Smrkovski à la présidence de l’Assemblée nationale et Cernik au poste de Premier ministre. De plus, il fait adopter le Programme d’action.
Comme souvent, ce compromis ne satisfait personne. Les conservateurs bloquent la mise en pratique du programme d’action (pourtant modéré) ; quant aux intellectuels et à la population, ils voient le maintien en place de l’appareil conservateur et, rendus méfiants, multiplient les pressions pour un congrès extraordinaire. La création du gouvernement Cernik n’est cependant pas un geste formel. Il va appliquer un large programme de libéralisation : loi sur le droit de réunion et d’association, sur la liberté de presse, la liberté de voyager, loi sur les réhabilitations et indemnités, l’indépendance de la magistrature, délimitation précise des compétences du ministère de l’Intérieur, loi sur les Conseils ouvriers. Nombre de ces mesures vont être mises à profit pour accélérer et amplifier le débat sur les transformations nécessaires.
Au sein même de la direction d’après janvier, des divisions apparaissent. Face au blocage des conservateurs, un groupe dirigé par Smrkovski et Cisar prend des positions plus radicales, qui rencontrent un écho grandissant au sein de la classe ouvrière. Les conférences régionales du parti, qui se déroulent fin avril, sont très nombreuses à exiger la convocation d’un congrès extraordinaire.
Ce sera finalement une alliance involontaire entre les conservateurs et les progressistes qui amènera à la convocation du congrès. Lors du plénum de fin mai du Comité central, Dubcek cherche encore à temporiser. Mais Novotny multiplie ses attaques, violemment contré par l’aile la plus radicale de la nouvelle direction. Le CC exclut Novotny. Ses partisans se prononcent alors pour une convocation rapide du congrès afin de profiter des positions qu’ils détiennent encore au sein de l’appareil pour gagner les délégués à leurs idées. A l’issue de ce plénum, il est donc décidé de réunir le congrès début septembre, et de procéder à des élections démocratiques des délégués par les congrès régionaux. Si toutes les énergies se concentrent désormais sur la préparation des congrès régionaux, la publication d’un long document, « Les deux mille mots », écrit par Ludwik Vaculik, traduit une évolution importante d’une partie de l’intelligentsia et de l’opinion publique. Tout en saluant toutes les initiatives positives prises par la direction du parti depuis janvier, le document met en garde contre une confiance aveugle en celleci et appelle les travailleurs et les jeunes à prendre eux-mêmes la direction de la lutte pour la transformation de la société.
Le texte traduisait la frustration face aux tergiversations de l’équipe Dubcek et la crainte de voir les quelques acquis remis en cause si la « démocratisation » n’était pas institutionnalisée. Le document sera au centre du débat pour l’élection des délégués au congrès de septembre. Les conservateurs le brandissent comme une confirmation de toutes leurs craintes. Les libéraux, eux, tentent de limiter la portée du texte en soulignant les bonnes intentions des auteurs et en ne dénonçant que les « malheureux quarante mots », ceux qui appelaient à l’action indépendante des masses.
« Les deux mille mots »
Ce document sera avant tout le prétexte avancé par les « pays frères » pour apporter leur aide « internationaliste » au parti tchécoslovaque menacé par « l’offensive des forces contrerévolutionnaires ». Dès la fin juin, en effet, la situation en Tchécoslovaquie sera conditionnée par l’accentuation des pressions et menaces des pays du Pacte de Varsovie sur la direction du PCT. Les dirigeants soviétiques avaient observé le changement à la tête du Parti tchécoslovaque sans inquiétude. Dubcek était un allié fidèle de l’URSS et son projet était, somme toute, fort modéré.
Cette attitude va changer dès le mois de mars, face à l’essor du mouvement de masse, au débat libre qui se déroule dans le pays et à la trop grande sensibilité des dirigeants d’après janvier à la pression de la base. La décision de convoquer le congrès extraordinaire du parti va accélérer les choses. La perte de contrôle du parti était considérée, en effet, comme le point de non-retour. Début juillet, l’URSS, la Pologne, l’Allemagne de l’Est, la Hongrie et la Bulgarie envoient une lettre au Présidium du PCT exprimant leur inquiétude face à l’évolution de la situation. Le Présidium se dit favorable à des réunions bilatérales avec les partis frères pour les informer de la situation, mais les cinq veulent faire « comparaître » la direction tchécoslovaque devant eux, espérant pouvoir ainsi utiliser les divisions qui existent en son sein. Le Présidium refuse de les rencontrer.
Les Cinq se réunissent malgré tout à Varsovie les 14 et 15 juillet et envoient une lettre à Prague dans laquelle ils attirent l’attention des dirigeants du PCT sur « l’offensive menée par la réaction avec l’appui de l’impérialisme contre le parti et les bases du régime socialiste »… Ils expriment leur méfiance à l’égard des dirigeants de Prague qui ne voient pas ces dangers et dénoncent la présence de contre-révolutionnaires au sein même de la direction du PCT. La situation est tellement grave qu’elle n’est plus du seul ressort du PCT et exige l’intervention de toute la « communauté socialiste ».
Le Présidium tchécoslovaque, dans sa réponse, rejette les accusations et défend la ligne suivie depuis janvier. Un vaste mouvement se développe dans le pays contre ce qui est vu comme une ingérence intolérable. La lettre du Présidium est adoptée par toutes les instances du parti et les organisations de masse. La préparation du congrès se poursuit selon le calendrier prévu. Début juillet, les délégués avaient été élus par les congrès régionaux. Plus de 80 % se plaçaient parmi les progressistes (dont 10 % étaient considérés comme « radicaux »).
La pression des « pays frères »
Afin de rassurer les Soviétiques, une rencontre bilatérale a eu lieu le 29 juillet à la frontière entre l’URSS et la Tchécoslovaquie. On ne sait rien de la teneur de la discussion, mais à son retour, Dubcek informe ses amis de la « compréhension des Soviétiques ». Peutêtre cherchaitil à s’en convaincre luimême, alors qu’il refusait d’entendre certains généraux qui signalaient avec inquiétude des mouvements inhabituels des troupes du Pacte de Varsovie. Celleslà même qui allaient entrer à Prague le 21 août 1968.
Jusqu’au bout, Dubcek espérera concilier ce qui était inconciliable dans le monde bureaucratique : la démocratisation et le « rôle dirigeant », le monopole du parti, l’indépendance nationale et l’acceptation d’une subordination aux intérêts de la bureaucratie du Kremlin. Il aura ainsi, à la fois, suscité les espoirs des travailleurs tchécoslovaques et laissé la porte ouverte à ceux dont le seul but était de les écraser.
L’invasion militaire Soviétique de la Tchécoslovaquie, par son aspect massif, cherchait à étourdir la population, à la paralyser. Dans la mesure où aucun secteur de l’armée tchécoslovaque n’engagerait la résistance et où les masses n’avaient pas conquis, au cours de leur lutte précédente, les moyens d’autodéfense, il était peu probable qu’un affrontement « à la hongroise » se produise. Donc, pour les Soviétiques, il s’agissait, dans une première phase, d’utiliser la présence des troupes pour rétablir le contrôle bureaucratique sur les institutions politiques afin que, dans une seconde phase, ces institutions puissent vaincre le mouvement populaire. La direction Dubcek du PCT allait, hélas, se montrer un instrument docile pour mener à bien ce projet.
Le mouvement spontané et massif de résistance non armée à l’occupation révélait le profond attachement de la masse des travailleurs et des jeunes aux idéaux de liberté du « Printemps de Prague ». Mais son ampleur même allait vite montrer tout le retard pris dans l’apparition d’une direction indépendante avant l’intervention. Malgré l’activité de résistance remarquable de nombreux communistes de gauche, ils ne réussiront pas, dans les conditions de clandestinité d’après le 21 août, à mettre en place une telle direction. C’est ce qui permettra, tout autant que la capitulation de Dubcek, la victoire de la normalisation au long de l’année 1969.
L’enlèvement de la direction du PCT
La tâche des Soviétiques n’était pas aisée. Ils ne voulaient pas une solution purement militaire. Ils voulaient utiliser la pression militaire pour « résoudre » politiquement la crise. Il leur fallait rétablir une légalité pour un Parti communiste tchécoslovaque aux ordres. Mais avec qui ? Novotny était par trop déconsidéré. D’autres conservateurs, tels Indra et Bilak, ne jouissaient d’aucun appui parmi les travailleurs. Il ne restait que l’équipe de Dubcek : c’est à elle qu’il reviendrait de défaire le mouvement qu’elle avait suscité. Les dirigeants du Printemps de Prague furent donc emmenés à Moscou et mis à rude épreuve, comme l’a bien raconté l’un des participants, Zdenek Mlynar, dans ses mémoires. Ce n’est pourtant pas ces pressions qui expliquent avant tout leur capitulation et leur signature du protocole de Moscou, qui accepte le « stationnement temporaire » des troupes du Pacte de Varsovie sur le territoire de la République tchécoslovaque. Après tout, un des membres de la direction, Frantisek Kriegel, a refusé de le signer. La cause principale de cette reddition réside dans la conception dubcékienne, dans son attachement prioritaire aux intérêts de l’appareil bureaucratique du PCT et du « mouvement communiste international », soumis au pouvoir du Kremlin, qui prennent le pas sur les intérêts des masses populaires de Tchécoslovaquie. Certes, le PCT avait des divergences avec Moscou, mais elles étaient aux yeux de Dubcek et des siens d’ordre tactique et ces derniers n’avaient jamais envisagé qu’elles puissent déboucher sur une rupture. L’attitude de Dubcek à Moscou, mais surtout à son retour à Prague, le montre bien : à aucun moment il n’envisagera de répudier le protocole de Moscou et de s’appuyer sur le mouvement de résistance qui regroupait l’écrasante majorité de la population tchécoslovaque. Dès l’annonce de l’invasion, la direction du parti de Prague avait pris l’initiative, lançant un appel à la résistance pacifique et à la fraternisation avec les soldats, créant un réseau de communication par la radio et la télévision et convoquant la réunion immédiate du XIVe congrès du PCT dans l’usine CKD de Prague. La légitimité de ce congrès ne faisait aucun doute, plus des deux-tiers des délégués élus étaient présents. Ils adoptèrent une résolution condamnant l’invasion, demandant la libération des dirigeants emmenés à Moscou et procédèrent à l’élection d’un nouveau Comité central. Il est remarquable de noter qu’aucun des conservateurs présents au congrès ne voulut assumer la responsabilité de l’invasion en votant contre la résolution.
Le congrès clandestin du PCT
Dès l’annonce de la signature du protocole de Moscou, le 27 août, le nouveau Comité central le rejeta. Mais la direction dubcékienne, de retour à Prague, déclara le XIVe congrès nul et non avenu et restaura le Comité central de 1966, en y adjoignant malgré tout, certains des membres élus le 22 août. Mais noyés dans la masse des conservateurs, ils n’avaient aucune chance d’influencer les événements même s’ils n’hésitèrent pas, malgré les pressions, à s’élever contre l’occupation, lors de la réunion du CC du 31 août 1968 (ce fut le cas en particulier de Jaroslav Sabata).
Le résultat immédiat de ce Comité central fut de mettre un frein à la mobilisation de masse, car il n’y avait d’autre autorité que celle de la direction Dubcek. Dans la population, une attitude attentiste prévalut en septembre et début octobre, dans l’espoir que Dubcek réussirait quand même à sauver l’essentiel des réformes du Printemps. Si l’heure n’était plus aux manifestations de rue contre l’occupant, elle n’était pas non plus à la confiance aveugle dans la direction du parti. C’est au cours de cette période que l’auto-organisation des masses a fait un saut qualitatif, avant tout par l’élection des conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Cette élection avait été prévue par la loi sur les Conseils ouvriers mais elle prenait, dorénavant une dimension directement politique qu’elle n’aurait probablement pas eue dans d’autres circonstances. De même les étudiants renforçaient leurs organisations indépendantes.
Bien vite, les timides espoirs placés dans la direction dubcékienne de l’après-invasion commencèrent à se dissiper. Fin octobre, les manifestations reprirent. Le 28, jour du cinquantième anniversaire de la création de l’État tchécoslovaque, des milliers de manifestants défilent dans Prague en exigeant le départ des troupes soviétiques. Les manifestations sont encore plus fortes les 6 et 7 novembre lors des célébrations officielles. Réponse du pouvoir : les trois journaux les plus en pointe dans la résistance — « Politika », « Literarni Listy » et « Reporter » — sont interdits.
Les étudiants furent les premiers à comprendre qu’il était nécessaire de relancer l’action contre l’occupation et de mettre en place une direction indépendante de l’équipe dubcékienne. Ils décidèrent de prendre l’initiative à la veille du Comité central de novembre qui était considéré comme un test des intentions réelles des dirigeants du PCT. Ils créèrent un comité d’action, représentant toutes les facultés, qui se transformera en décembre en Parlement étudiant. Sous l’impulsion de Karel Kovanda, Petr Uhl et Jiri Müller, le comité d’action appela à une manifestation le 17 novembre. Elle fut interdite et immédiatement transformée en occupation des facultés et des lycées durant deux jours dans tout le pays.
Étudiants et ouvriers résistent
Les étudiants lancèrent alors une « Lettre aux camarades ouvriers et paysans », qui affirmait, entre autres : « Nous ne pouvons pas accepter d’être souverains en paroles alors que, en réalité, une pression continue s’exerce sur nous de l’extérieur (…) Nous ne pouvons pas nous satisfaire de quelques vagues déclarations sur la nécessité d’une politique soumise à l’examen du peuple alors que, en réalité, nous disposons de moins en moins d’informations sur l’activité de nos dirigeants (…) La classe ouvrière est courageuse, sage et diligente. Elle ne panique pas, elle n’abandonne pas, elle désire la paix et l’amitié avec tous les pays, la justice, le socialisme démocratique, le socialisme à visage humain, elle hait la violence et l’injustice, l’humiliation, l’oppression. ».
Le texte n’avait rien de remarquable sinon le fait d’exister, d’exprimer tout haut la lassitude face aux manœuvres de la direction Dubcek qui commençait à se répandre parmi les travailleurs. La lettre fut, en fait, le signal d’une relance des activités des organisations de masse. Elle fut télexée d’usine en usine. Les étudiants furent invités à prendre la parole dans les ateliers ; des délégations ouvrières se rendirent dans les universités occupées.
De nombreuses usines s’engagèrent à faire grève si les étudiants étaient attaqués. L’assemblée des ouvriers de l’usine Skoda de Pilsen se prononça pour l’élection d’une nouvelle direction qui « s’engage à appliquer le processus de démocratisation politique et organisationnelle », les 22 000 ouvriers des aciéries de Kladno exigèrent la démission des dirigeants opposés à la démocratisation. Des prises de position similaires furent adoptées par les mineurs d’Ostrava, les ouvriers de l’usine CKD de Prague. Ces derniers firent même une grève préventive le 22 novembre lorsque les étudiants de Prague défièrent l’ordre d’évacuation que leur avait donné la police. La communauté intellectuelle s’investit elle aussi totalement dans le mouvement.
Dubcek réprime
C’est face à ce mouvement que la direction Dubcek mit elle-même fin à tous les espoirs qu’elle aurait pu susciter : elle renforça la présence policière à Prague, décida la censure de toutes les informations sur la grève étudiante et lança une campagne de dénonciations des irresponsables qui l’animaient.
Pourtant, au moment où la confiance illusoire des travailleurs dans la direction du Printemps de Prague s’émoussait, le mouvement de masse n’avait pas vu naître de direction jouissant d’une large autorité. Les étudiants l’admettaient eux-mêmes lorsqu’ils mirent fin volontairement à leur grève le 21 novembre : « Les événements ont pris une ampleur et une gravité que nous n’avions pas envisagées (…) C’est au cours de cette crise que nous nous sommes rendus compte combien nous étions mal préparés (…), personne n’avait envisagé que les événements puissent prendre ce caractère. »
Une large avant-garde s’était développée dans l’action autour d’un front unique entre les étudiants et les syndicalistes des grandes entreprises. Un pacte fut signé, entre le puissant syndicat de la métallurgie et le syndicat des étudiants de Prague, qui se voulait un véritable programme d’action et qui, selon le président du Front national normalisé, faisait ressembler les deux mille mots à une « comptine ». Des pactes similaires furent signés entre de nombreux autres syndicats et cette coordination continua à fonctionner jusqu’au printemps 1969. Pourtant, une mobilisation de l’ampleur de celle qui existait ne pouvait se maintenir indéfiniment sans un projet politique. Or, les cadres susceptibles de transformer cette puissante action de résistance en une offensive politique qui aurait pu diviser la direction du parti et, ainsi, miner l’instrument politique des occupants, restaient dispersés. Très actifs dans la résistance, ils étaient noyés dans les organisations de masse, sans liens entre eux, sans avoir pu définir un projet. L’expérience, la première, avait été brève.
Smrkovski démis, Palach s’immole par le feu
Deux événements allaient contribuer à démoraliser la résistance début janvier 1969. Depuis l’automne, des divergences étaient apparues au sein de l’équipe dubcékienne. Husak et Strougal avaient commencé à se ranger ouvertement du côté des Soviétiques et multipliaient les pressions pour hâter la normalisation. En décembre, Husak commença à réclamer publiquement la démission de Smrkovski, de son poste de Président de l’Assemblée nationale. De nombreuses résolutions de soutien à Smrkovski arrivèrent de toutes les usines du pays mais, le 5 janvier, ce dernier apparut à la télévision pour dénoncer ceux qui le défendaient. Deux jours plus tard, il était démis. C’était le signe qu’un des dirigeants les plus populaires du Printemps de Prague désertait le combat. Ce fut aussi le signal pour de nombreux cadres et permanents encore hésitants de choisir leur camp à temps et de se ranger du côté de Husak.
Le suicide de Jan Palach, qui s’immola par le feu en plein centre de Prague le 16 janvier, allait, symboliquement, montrer que si la population restait prête à se mobiliser massivement, elle avait perdu tout espoir de trouver un relais dans le PCT et de pouvoir vaincre. Le 21 janvier, 100 000 manifestants défilent place Venceslas. Pour la première fois, le drapeau de la République tchécoslovaque de 19181939 a remplacé le drapeau rouge à la tête du cortège, marquant le changement d’attitude de la population face à la trahison du PC. Lors des funérailles de Palach, le 25 janvier, un million de personnes défilent en silence dans les rues de la capitale. Ils n’ont plus d’exigences, ils n’ont plus que le droit de se taire.
« Démission » de Dubcek
Fin février, Dubcek déclarait devant une assemblée de miliciens : « Nous avons réussi à surmonter la phase la plus aiguë de la crise de janvier ». Il avait raison. Il n’était désormais plus d’aucune utilité pour les occupants. Le 28 mars, un vendredi, l’équipe de hockey tchécoslovaque infligera une défaite — 4 à 3 — à l’équipe d’URSS. Les manifestations se multiplient dans les villes… contre l’occupation. Le Kremlin va dès lors mettre en place la seconde partie de l’intervention : les généraux Gretchko et Semyonov mettent Husak en place et démissionnent Dubcek. Ce dernier sera envoyé comme ambassadeur en Turquie... où il se taira. Rappelé en janvier 1970, il sera expulsé du parti. Le fidèle est remercié. Il a fallu des centaines de milliers d’expulsions du Parti, de licenciements, le chantage aux études des enfants, l’exil forcé, l’emprisonnement, pour défaire le mouvement de masse. La normalisation à l’ombre des chars soviétiques se fit aussi en opérant des concessions au plan économique, avant tout dans le domaine des biens de consommation. A la différence de la Pologne des années 1980 la Tchécoslovaquie des années 1970 connut une croissance relative.
Par Anna Libera en 1988. Republié dans le dernier numéro d’Inprécor consacré à Mai 68.