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Ce qui s’est passé en mai et juin 1968... petite chronologie explicative

Les luttes ouvrières de Mai 68 sont peu relatées aujourd’hui par des médias qui préfèrent mettre en évidence le caractère spectaculaire de la révolte étudiante. Or, Mai 1968 est un événement majeur de la lutte des classes en France, une date clé dans la recomposition du mouvement ouvrier.


La puissance du mouvement de Mai 68 est due au blocage politique qui a fait suite au coup d’État de 1958 et au blocage social face aux évolutions rapides de la société. Il est marqué par une combativité très forte, par l’apparition de la jeunesse scolarisée comme force sociale, par la rapidité du déclenchement de la grève générale et de l’explosion sociale. Si l’affrontement central avec le régime gaulliste est rapide, la retombée, en l’absence d’alternative politique, le sera tout autant.

Les prémisses

Le 20 mars 1968, 300 militants du Comité Viêt-nam national (CVN) et de la jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) brisent les vitrines du siège parisien de l’American Express. Le 22 mars, des arrestations ont lieu et la tour administrative de la faculté de Nanterre est occupée pour exiger leur libération. Le Mouvement du 22 mars est né. Le 1er mai, la manifestation est autorisée pour la première fois depuis de longues années. Elle est appelée par la CGT seule et est massive.

Entretemps, à la faculté de Nanterre, les incidents se multiplient. Le 2 mai, huit étudiants sont convoqués au conseil de discipline. Le 3 mai, quatre à cinq cent personnes se rassemblent, dans la cour de la Sorbonne, pour protester contre ces menaces de sanctions. La police pénètre dans l’université et procède à des arrestations qui sont à l’origine des premiers incidents violents au Quartier latin : pavés lancés, voitures renversées. Il y a près de 600 interpellations et les condamnations tombent.

Dans l’Humanité du 3 mai, Georges Marchais dénonce le Mouvement du 22 mars « dirigé par l’anarchiste allemand Cohn-Bendit. Ces faux révolutionnaires doivent énergiquement être démasqués car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. » Le conseil de discipline se tient le 6 mai et la police interdit les abords de la Sorbonne. Deux manifestations sont organisées et les heurts sont violents : 422 arrestations et de nombreux blessés.

À partir du 7 mai, le mouvement étudiant s’étend : la grève illimitée est votée à Toulouse, à Lyon, des manifestations se tiennent à Lille, Rennes, Strasbourg, les routes sont bloquées au Mans…

Le déclenchement

Le 10 mai, la réouverture de la faculté de Nanterre n’apaise pas les esprits et les professeurs du Snesup refusent de faire passer les examens tant que les étudiants arrêtés ne sont pas amnistiés. Le soir, la manifestation de 30 000 étudiants qui passe devant la prison de la Santé et doit se diriger vers l’ORTF, arrive au Quartier latin. Là, une inspiration spontanée : on occupe le quartier, on érige 60 barricades avec pavés, voitures, grilles d’arbres et matériaux divers. Certaines font plus de deux mètres, c’est la fête. La police charge dans la nuit pour arriver à les démanteler au petit matin. Il y a plus de 1 000 blessés, dont 400 hospitalisés et 1 460 arrestations.

Le 11 mai, le Premier ministre, Georges Pompidou, annonce la réouverture de la Sorbonne et demande la libération des étudiants arrêtés. Trop tard, les organisations syndicales CGT, CFDT, FO, FEN, qui préparaient une manifestation sur l’abrogation des ordonnances sur la Sécurité sociale pour le 15 mai, décident d’un appel à la grève générale pour le 13, auquel s’associent l’Unef et le Snesup.

C’est un succès : un cortège de près d’un million de personnes défile pendant cinq heures à Paris, 450 meetings et manifestations se tiennent en province. Les mots d’ordre sont parfois politiques : « Gouvernement populaire », « Dix ans, ça suffit ». Dans quelques villes, les manifestants refusent de se disperser, organisent des barrages, parfois même des barricades (Clermont-Ferrand, Nantes, Le Mans).

À peine rouverte, la Sorbonne est occupée par les étudiants. L’AG décide que « l’université de Paris est déclarée université autonome, populaire et ouverte en permanence, jour et nuit, à tous les travailleurs ».

Des facultés aux usines, la grève générale

Le mouvement étudiant est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Sans consignes syndicales, des grèves spontanées éclatent les 14 et 15 mai : grève et occupation à Renault Cléon, à l’initiative de jeunes ouvriers (suite au refus de la direction de recevoir une délégation lors d’un débrayage), grève aux chantiers navals de Bordeaux, aux eaux Contrexéville, aux NMPP, à l’usine de machines agricoles Claas de Woippy (Moselle), aux filatures dans le Nord. Chez Sud-Aviation, à Nantes, l’occupation des locaux et la séquestration du directeur (il sera libéré 15 jours après) est votée à l’appel des trois sections syndicales, animées par des anarcho-syndicalistes et des trotskystes. Les autres usines Sud-Aviation se mettent en grève. Ces grèves vont concerner environ 200 000 travailleurs.

À partir du 16 mai, un appel de la CGT engage à l’action par la formule « les comptes en retard doivent être réglés ». La CFDT publie un communiqué indiquant que « l’extension des libertés syndicales, la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, la garantie de l’emploi, le droit des travailleurs à la gestion de l’économie et de leur entreprise doivent être réaffirmées. »

Entre le 16 et le 25 mai, le mouvement de grève se généralise, dans l’industrie. D’abord à Renault (Flins, Sandouville, Le Mans, Billancourt), à Berliet, à la Saviem, à la Snecma de Gennevilliers, à Rhodiaceta, à Rhône-Poulenc, aux Houillères, puis dans la fonction publique (SNCF, PTT, navigation aérienne, hôpitaux, ministères, etc.). Le 25 mai, l’ORTF est occupée. Dès le 31, le centre d’Issy est évacué par la police et, le 4 juin, la quasi-totalité des émetteurs sont occupés par l’armée.

Il y a entre sept et neuf millions de grévistes, soit plus de la moitié des 15 millions de salariés de l’époque et 150 millions de journées de grèves. C’est la plus grande vague de grève du siècle. Plus de quatre millions de travailleurs cessent le travail trois semaines, plus de deux millions durant un mois.

Les jeunes travailleurs jouent un rôle décisif dans le déclenchement de la grève et, inversement, plus elles sont tardives, plus le poids syndical est déterminant. Les revendications sont diverses. Le plus souvent, elles cherchent à « solder les comptes » des revendications anciennes. L’occupation est un phénomène général, parfois avec séquestration, avec des commissions pour discuter ensemble, sur le modèle étudiant. La grève est globalement moins joyeuse qu’en 1936, mais plus active.

Il n’y a pas, ou très peu, d’échanges entre les entreprises en grève. Il y a peu d’exemples de remises en route de la production sous le contrôle des travailleurs. L’exemple de Saclay, où les 1 000 à 2 000 travailleurs s’organisent avec un comité central d’action, est exceptionnel.

Pendant ce temps, les manifestations continuent. Dans la nuit du 23 mai, des barricades sont de nouveau dressées dans le périmètre du Quartier latin.

Le 24, pour marquer leur solidarité avec les étudiants et les ouvriers, des manifestations paysannes se tiennent dans toute la France, à l’appel de la FNSEA et du Modef. À Paris, une manifestation est prévue pour protester contre l’interdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit. Après une manifestation de la CGT l’après-midi, une seconde manifestation part de la gare de Lyon à 17 h 30. C’est un cortège d’environ 100 000 personnes, constitué pour moitié d’étudiants et pour moitié de travailleurs, qui se dirige vers la Bastille en criant « Les usines aux travailleurs », « Le pouvoir est dans la rue », « Nous sommes tous des Juifs allemands ». Il est bloqué par un mur de CRS. Des barricades sont dressées, avant que la manifestation ne retourne vers le Quartier latin. Les manifestants allument un début d’incendie à la Bourse, assiègent le commissariat du 5e arrondissement, saccagent celui de la rue Beaubourg. Il y a 500 blessés parmi les manifestants, 212 chez les flics, 795 interpellations. À Lyon, des barricades sont dressées, un commissaire de police est tué par un camion lancé par les manifestants. À Toulouse, la mairie est ouverte aux manifestants par la municipalité. À Bordeaux, il y a des heurts violents avec les flics, à Strasbourg des barricades sont dressées. Il y a un sentiment de vacance du pouvoir gaulliste. À 20 heures, De Gaulle demande au pays, dans l’indifférence générale (« son discours, on s’en fout »), de lui renouveler sa confiance à travers l’organisation d’un référendum. Le Premier ministre Pompidou déclare souhaiter « que la négociation s’engage avec la volonté d’aboutir ». L’acceptation immédiate par les organisations syndicales de la négociation avec un gouvernement très affaibli vise à gommer les perspectives politiques du mouvement.

Les négociations débutent, rue de Grenelle, dès le 25 mai. La CGT affirme publiquement être mandatée pour obtenir un système d’échelle mobile des salaires, l’abrogation des ordonnances de 1967 sur la Sécurité sociale et l’augmentation du pouvoir d’achat. Les résultats sont ridicules au regard de l’ampleur du mouvement : relèvement de 35 % du Smig, augmentation de 10 % des salaires, paiement des jours de grève à 50 %, diminution du ticket modérateur pour les soins médicaux et instauration de la section syndicale d’entreprise.

C’est dans la volonté de ne pas arrêter la grève que se manifeste l’opposition des ouvriers au marchandage routinier de la négociation. La délégation CGT teste les accords de Grenelle à Renault Billancourt : ils sont refusés par les travailleurs. La grève continue à Citroën (Paris), à Berliet (Vénissieux), à Sud-Aviation (Marignane et Nantes), à Rhodiaceta (Vaise).

La question du maintien du régime gaulliste, de la démission de De Gaulle est posée. Le 27 mai, un meeting de 50 000 personnes se tient au stade Charléty, à l’appel de l’Unef et avec le soutien de la CFDT, de la FEN et de sections CGT et FO. Mendès France est présent et ne dit mot mais, en dehors, parle de gouvernement de transition. Ce meeting important, violemment dénoncé par le PCF, contre lequel la CGT organise douze meetings de contre-feu, est en fait un aveu d’impuissance, n’engendrant pas l’action. Les jours suivants, Mitterrand propose Mendès France comme Premier ministre et annonce sa candidature à la présidence de la République. Mendès se déclare d’accord pour diriger un gouvernement de la gauche unie. La CGT organise une manifestation de 500 000 personnes en faveur d’un « gouvernement populaire ».

Cette phase est le point culminant du processus d’isolement de l’État fort gaulliste. La question de l’affrontement avec le régime est posée, mais sans que le mouvement, par sa propre force, ne puisse dégager une alternative politique. Le régime retrouve son ressort grâce aux capitulations des directions réformistes. Non seulement, elles refusent de poser la question du pouvoir en dehors des échéances électorales, mais, de plus, elles acceptent la négociation avec lui.

Rétablissement du pouvoir gaulliste

Le pouvoir va utiliser efficacement ces capitulations. Le 29 mai, De Gaulle disparaît et va consulter le général Massu à Baden-Baden (Allemagne), laissant planer une menace. Le lendemain, coup de théâtre : de Gaulle dans un discours pugnace et incisif, annonce qu’il ne se retirera pas, qu’il ne changera pas de Premier ministre et qu’il dissout l’Assemblée nationale, provoquant des élections anticipées. Le soir même, à l’appel de diverses organisations gaullistes (rejointes par l’extrême droite, des mercenaires, des anciens combattants) utilisant le signe de reconnaissance de l’OAS Algérie française, entre 300 000 à 1 000 000 personnes défilent de la Concorde à la place de l’Étoile. Des manifestations du même type se déroulent un peu partout.

Un nouveau gouvernement est formé. Pompidou est maintenu, mais les ministres mis à mal sont remplacés. La préparation des élections commence pour le gouvernement et l’opposition, car, pour le PCF et ceux qui constitueront le PS, la perspective des élections offre un porte de sortie qu’ils acceptent, en préparant « l’union des forces de gauche au second tour ».

La reprise du travail commence à s’opérer au travers de négociations locales, mais pas partout. Le 6 juin, le bureau confédéral de la CGT « estime que partout où les revendications essentielles ont été satisfaites, l’intérêt des salariés est de se prononcer en masse pour la reprise du travail dans l’unité ».

La répression devient de plus en plus brutale. À la suite de l’expulsion des piquets de grève de l’usine de Flins par un millier de CRS, l’usine est réoccupée par les grévistes. Plusieurs milliers de jeunes ouvriers et d’étudiants, venus de Paris, s’affrontent violemment aux grévistes. Un lycéen de 17 ans se noie dans la Seine au cours d’une rafle de police.

Aux usines Peugeot de Sochaux, un jeune gréviste de 24 ans est tué par balle au cours d’affrontements avec la police. Le lendemain, un gréviste de 49 ans est tué lors de heurts violents entre manifestants et policiers. Durant ces deux jours, 150 ouvriers de l’usine sont blessés, certains très grièvement (pied arraché). Le 14 juin, une manifestation organisée par l’Unef contre la répression est interdite, les groupes se dispersent dans Paris, il y a de nouveau de violents affrontements (194 blessés chez les manifestants et 75 chez les policiers). D’autres manifestations violentes ont lieu en province, à Toulouse, Saint-Nazaire, Lyon et Strasbourg.

Le Conseil des ministres prononce la dissolution de tous les groupes d’extrême gauche et opère de nombreuses arrestations. Parallèlement, le 15 juin, une cinquantaine de membres de l’OAS, condamnés pour assassinat, comme Salan, sont amnistiés, autorisés à revenir en France ou libérés.

Au 17 juin, 300 000 grévistes refusent encore de capituler. Les élections du 23 juin sont un succès total pour la majorité gaulliste, un recul des communistes et de la Fédération de la gauche, un progrès du Parti socialiste unifié (PSU, scission de gauche de la social-démocratie).

L’ordre bourgeois est rétabli : toutes les manifestations sont interdites pendant 18 mois, toutes les projections de films concernant l’insurrection sont soumises à la censure, des publications sont saisies.


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