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13 septembre 1968 : Rouge, hebdomadaire de la LCR, a 40 ans
- n° 2000 (article de Rouge)
- Date : 16 janvier 2003

Lorsque Rouge n° 1 est paru, à l’automne 1968, affichant fièrement à la « une » la faucille et le marteau stylisés qui allaient devenir le logo de la Ligue communiste pendant de longues années, nul d’entre nous n’imaginait s’embarquer pour une aventure de presse qui célèbrera cette année son 35e anniversaire.

Les organisations révolutionnaires, depuis les origines du mouvement ouvrier, n’avaient guère été habituées à une telle longévité dans la légalité. De plus, la fin des années soixante fut pour beaucoup (y compris parmi nous) l’époque de ce que Régis Debray a résumé (dans sa Critique des armes) comme « un léninisme pressé ». Après la répétition générale de Mai et avant la nouvelle vague de mobilisation, l’été 1968 en France semblait être une pause ou un intermède. Le printemps avait vu la grande offensive du Têt au Viêt-nam contre le gouvernement fantoche et la présence américaine. Après l’assassinat du Che, la guérilla bolivienne se réorganisait. La révolution semblait à l’ordre du jour en Amérique latine et bientôt en Europe. L’histoire nous « mordait la nuque ».

Enfant de Mai

En juin 1968, la Jeunesse communiste révolutionnaire et le Parti communiste internationaliste (section française de la IVe Internationale, qui publie La Vérité) avaient été mis hors la loi. Alain Krivine, Pierre Rousset, Isaac Johsua et une dizaine de camarades étaient hébergés à la Santé ou à la petite Roquette. L’été fut donc consacré à se réorganiser, à préparer la rentrée sociale et universitaire, à initier la discussion en vue de fonder une nouvelle organisation unifiée. Dans cette transition, un journal était une priorité absolue. Nous connaissions notre Lénine par cœur : « un journal pour toute la Russie », un « organisateur collectif ». Comme le rappelle Olivier Rollin dans son Tigre en papier, il n’y avait à l’époque ni téléphones mobiles, ni ordinateurs portables, ni Internet, ni téléconférences. Le journal restait donc le principal outil de communication et de centralisation pour renouer les liens distendus et rompus durant la tourmente de la grève générale. L’à-valoir sur les droits d’auteurs que nous a versé François Maspero pour Mai 68, répétition générale fut illico investi dans le journal. Quant au titre, il fut décidé sans grande difficulté, sur les conseils de Jean Chalit, de renoncer aux substantifs habituels (L’Etincelle, La Forge, La Lutte ceci, Combat cela, etc.) et de prendre pour nom l’adjectif qui annonce la couleur. Ce serait donc Rouge, en toute simplicité !

Jusqu’au congrès (clandestin) constitutif de la Ligue communiste comme section française de la IVe Internationale, en avril 1969, Rouge fut bien cet organisateur collectif. Autour de lui, se sont créés des cercles de lecteurs et de diffuseurs. Dans des villes où nous n’avions aucun contact, des noyaux se formaient à partir du journal. Comme nous étions, du point de vue légal, dans une situation incertaine, le journal servit aussi d’interface entre une structure publique (les « cercles pile ») et une structure invisible (les « cercles face »), dont seuls les membres participèrent à la préparation du congrès. Initialement bimensuel, le journal devint hebdo pour soutenir la campagne d’Alain Krivine à l’occasion de la présidentielle de mai 1969.

Lorsqu’en 1973, la Ligue communiste fut à nouveau dissoute par le gouvernement, après la manifestation antifasciste du 21 juin, le journal joua à nouveau son rôle d’organisateur collectif. Pas une semaine, Rouge n’a cessé de paraître. Il a permis de préparer la grande manifestation de soutien aux grévistes de Lip en 1973, puis la campagne présidentielle de 1974, à travers la laquelle la Ligue, devenant Ligue communiste révolutionnaire (de là vient cette insolite redondance), reconquit sa légalité.

Cette campagne présidentielle fut aussi pour Rouge l’occasion d’une expérience prospective. Pendant quelques semaines, il devint quotidien sur huit pages, grâce à l’enthousiasme militant et à l’aide de professionnels comme Hervé Hamon ou Jean-Michel Helvig, ou encore à la contribution journalière d’une valeureuse équipe de dessinateurs (Wiaz, Piotr, et le regretté Pélous). Les difficultés rencontrées ne nous ont pas dissuadés de préparer pour de bon le lancement d’un quotidien révolutionnaire. Existaient alors une demi-douzaine de quotidiens révolutionnaires en Europe, dont les trois plus importants en Italie (Manifesto, Lotta Continua, Vanguardia Operaia). En France, Libé était encore un quotidien expérimental, tout juste sorti des limbes du maoïsme, et pas encore converti à la presse respectueuse.

Au service des luttes

La dictature était tombée au Portugal en 1974. Elle chancelait en Espagne. La démocratie chrétienne s’essoufflait en Italie. Les chances de victoire électorale de l’Union de la gauche se précisaient pour 1978. Le projet était enthousiasmant. Il mobilisa les énergies pendant presque trois ans. Puis, il fallut se résoudre à arrêter avant de s’enfoncer dans une débâcle financière. Pour deux raisons. La première, politique : l’échec de la gauche, divisée aux élections législatives de 1978, parachevait le tournant de la situation européenne déjà consommé en Angleterre avec la chute du gouvernement travailliste, en Italie avec le compromis historique, au Portugal avec le coup d’arrêt réactionnaire de novembre 1975, en Espagne avec le pacte de la Moncloa assurant la transition de la dictature à la monarchie. La seconde raison était technique (voir page suivante). Lorsqu’en janvier 1979, les télex furent débranchés, un grand silence se fit dans le local. La rédaction dut se disperser. L’atmosphère était d’autant plus sinistre que nous avions sur les bras une grosse dette et que la situation politique (le début de la contre-offensive libérale) n’était pas à l’exaltation lyrique.

Un quotidien est une arme précieuse, mais à double tranchant. Pendant des grèves ou des mobilisations, c’est un formidable instrument d’information et d’organisation. C’est aussi une loupe grossissante posée sur les faiblesses et les erreurs commises. Le quotidien absorba une grande part des forces de directions au détriment d’une cohésion collective au moment crucial de la crise de l’Union de la gauche.

En un temps où il semble de bon ton de dénigrer 68 et d’en refouler la portée sociale, Rouge incarne au contraire une continuité et une fidélité dont il n’a pas à... rougir ! 2000 numéros, trente-cinq ans au service des opprimés et des exploités : pour qui la feuillette, la collection du journal constitue déjà une chronique des luttes, des résistances, des espérances de toute une époque, et un document précieux sur le dernier tiers du xxe siècle.

1968 fut l’année de l’offensive indochinoise, de la grève générale en France, mais aussi du « printemps de Prague » et de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Dès sa naissance, le ton était donné, celui d’un journal irréductiblement internationaliste : anticapitaliste, anti-impérialiste, antibureaucratique et antistalinien.

Sur tous les fronts

Son engagement anti-impérialiste s’est manifesté par le soutien aux luttes de libération indochinoise jusqu’à la victoire de 1975, aux luttes de libération des colonies portugaises, aux luttes populaires en Amérique latine (et à l’importance accordée dès 1979 à la fondation du Parti des travailleurs du Brésil), aux mouvements anticolonialistes dans les Antilles françaises, à la révolution en Amérique centrale après l’insurrection nicaraguayenne victorieuse de 1979... Il s’est aussi traduit par une opposition aux interventions militaires impérialistes tout au long des années 1980 et 1990 (les Malouines, Grenade, Panama, la première guerre du Golfe, la Somalie, les Balkans, l’Afghanistan), jusqu’à la guerre « sans limites » annoncée par George W. Bush après le 11 Septembre.

Une des premières grandes campagnes de Rouge, dès 1969, fut d’ailleurs une campagne de défense du droit des conscrits ; ranimant les traditions antimilitaristes du mouvement ouvrier, ce travail dans l’armée s’est poursuivi avec le soutien apporté aux manifestations et aux comités de soldats.

Son engagement antibureaucratique s’est exprimé dans le soutien aux dissidents soviétiques emprisonnés, aux luttes sociales en Pologne (notamment à la naissance de Solidarnosc) et aux mobilisations contre le coup d’Etat de Jaruzelski (en décembre 1981), aux protestations contre la répression bureaucratique en Chine, aux manifestations de l’automne 1989 en Allemagne orientale qui ont conduit à la chute du Mur de Berlin. Son engagement anticapitaliste s’est traduit par un soutien indéfectible aux luttes et aux mouvements sociaux, qu’il s’agisse des grandes grèves de postiers, d’infirmières, de cheminots, d’enseignants, des luttes d’entreprise (du Joint français en 1971 à Cellatex récemment, en passant par les poupées Bella, Danone, etc.), des luttes de travailleurs immigrés et de sans-papiers, des luttes de femmes, des mobilisations écologistes contre la pollution et les risques industriels.

Face aux gouvernements de gauche, Rouge a maintenu, dès la première victoire de Mitterrand en 1981, une position critique, puis une opposition résolue aux renoncements et aux politiques néolibérales. Il s’est mis au service des mouvements sociaux de l’hiver 1995, et s’est opposé aux privatisations et aux mesures antisociales du gouvernement Jospin. Il s’est aussi opposé à l’Europe de Maastricht, d’Amsterdam, de Dublin, au nom d’une autre Europe, sociale, démocratique, ouverte. Engagé dans la préparation des marches nationale (1994) et européenne (1997) des chômeurs, il est bien sûr aux côtés des manifestants de Seattle, de Gênes, de Florence, de Porto Alegre, contre la mondialisation capitaliste et le militarisme impérial.

Dans cette déjà longue histoire, tout n’est pas rouge. Il y a eu bien sûr des ratés, des retards, des erreurs. Celle sur l’Afghanistan en 1980, où, après hésitation - tout en critiquant l’occupation bureaucratique -, nous avons refusé une campagne pour le retrait des troupes soviétiques de crainte de faire le jeu de l’impérialisme, est un amer souvenir. Ce dérapage, au seuil des sinistres années 1980, était révélateur d’un trouble plus profond et de la difficulté à prendre la mesure des changements intervenus dans la situation mondiale.

Au fil des années 1990, avec la remontée des résistances sociales et des mobilisations internationales contre la mondialisation capitaliste, le journal, comme la Ligue, a logiquement retrouvé ses couleurs.

Daniel Bensaïd


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