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Il y a 90 ans : les mutineries de la Mer Noire

En 1919, les puissances capitalistes tentent d’écraser la révolution qui vient de triompher en Russie. Au premier rang d’entre elles, la France. Mais les marins se révoltent. Ils écrivent une page mémorable de l’histoire du mouvement ouvrier.

Le 11 novembre 1918, l’armistice met fin à quatre années de boucherie où les ouvriers et paysans d’Europe ont servi de chair à canon. Pourtant, tous les soldats et marins français ne seront pas démobilisés. L’Allemagne vaincue, un autre ennemi apparaît pour les bourgeoisies européennes : la révolution d’Octobre et le pouvoir des soviets.

De décembre 1917 à novembre 1918, les banques sont nationalisées ainsi que les entreprises de plus de 500 000 roubles de capital, les chemins de fer et les moyens de transport ; la propriété foncière est abolie, sans indemnités. Ces mesures soviétiques mènent a mal les intérêts européens et principalement français dans l’ex-empire tsariste. Avant la révolution, onze milliards et demi de francs-or avaient été souscrits auprès des emprunts d’État russes. Trois banques françaises détenaient 30 % du capital des onze principales banques de la capitale tsariste. Plus du tiers des investissements industriels privés étrangers étaient français (Schneider) !

Clémenceau décide donc la poursuite de la guerre mais contre les bolcheviks. Fin octobre 1918, il ordonne au général Franchet d’Esperey, commandant l’armée française des Balkans qui remontait vers Berlin, de rassembler les troupes en Roumanie pour intervenir en Russie « afin d’y poursuivre la lutte contre les puissances centrales, mais encore pour réaliser l’encerclement économique du bolchevisme et en provoquer la chute ». Dans l’armistice du 11 novembre, il est demandé aux troupes allemandes d’évacuer les territoires qu’elles ont conquis, « excepté celles qui se trouvent actuellement en Russie, qui devront également rentrer dans les frontières allemandes, dés que les alliés jugeront le moment venu. »

En novembre 1918, la flotte « alliée » composée surtout de forces françaises entre dans le port d’Odessa qui est aussitôt occupé. Le but est de prêter main forte aux généraux blancs Dénikine, Alexéiev, Kornilov, Krasnov et autres réactionnaires.

Constituées principalement de réservistes de trente à cinquante ans, les troupes françaises aspirent avant tout à rentrer chez elles, l’armistice venant d’être signée. En France, des volontaires sont engagés pour la Coloniale, mais dès qu’ils sont embarqués, direction Odessa ! C’est ce qui arrive par exemple au 6e régiment colonial de Lyon composé de volontaires pour le Maroc !

Des conditions de vie révoltantes

A Odessa, la situation de la troupe est lamentable : « Les services de l’arrière n’existent pas (...), le service postal est si mal assuré que les hommes restent plusieurs semaines sans aucune correspondance avec leurs familles (...), le service du ravitaillement est tel qu’en certains points des soldats français sont en partie vêtus d’uniformes hongrois (...) » (extraits du discours du député Kerguèzec revenant d’une mission d’enquête sur l’armée d’Orient).

Dans la marine, la discipline est insupportable, les brimades, corvées et mises aux fers incessantes. Des équipages n’ont pas vu un port français depuis plusieurs années. La classe 1906 ne sera démobilisée qu’en avril 1919 !

Cette situation est d’autant plus mal vécue que jamais la guerre n’a été déclaré la Russie et que les motifs donnés aux soldats et aux marins, « maintenir l’ordre, assister la population contre les pillards bolcheviques », s’avèrent rapidement des mensonges. Exécutions sommaires de bolcheviks présumés, pilonnage d’un hangar en bois qui prend feu où viennent d’être enfermés un millier d’ukrainiens à Kherson, la terreur règne dans les zones « libérées » par les Français.

Cette haine meurtrière ne peut qu’inspirer dégoût et répulsion aux soldats et aux marins qui ont par ailleurs de bonnes relations avec la population. Un certain nombre sont entrés en contacts avec les bolcheviks, peu nombreux, mais qui font cependant un énorme travail de propagande antimilitariste. Tracts et journaux sont diffusés clandestinement et sont lus avec avidité. Ils engagent les militaires à « former des soviets, à exiger le rapatriement immédiat, et si vos chefs ne consentent pas à vous renvoyer au foyer, rapatriez-vous vous-mêmes ! Rentrez chez vous et travaillez de toutes vos forces à la grande œuvre commencée par la révolution russe qui doit assurer aux prolétaires du monde entier, avec la liberté et la dignité, plus de bien-être et de bonheur. »

De la révolte à la mutinerie

Le 6 février 1919, le 58e régiment d’infanterie, qui doit conquérir la ville de Tiraspol, refuse d’obéir. Début mars, après avoir refusé de fusiller des suspects bolcheviks, c’est le 176e régiment d’infanterie qui refuse de livrer bataille. Le 5 avril, évacuant Odessa, le 7e régiment de génie refuse de s’équiper, chasse ses officiers et décide de laisser le matériel intact sur place.

Le 15 avril, les bolcheviks encerclent Odessa et demandent à entrer dans la ville. La marine française se prépare aux bombardements. Une partie de l’équipage du France refuse. Quatre meneurs sont emprisonnés. Le 19, l’équipage apprend qu’il est de corvée de charbon, le lendemain, jour de Pâques. Pour ces hommes qui n’ont pas vu de port français depuis octobre 1916, c’est la révolte : ils se regroupent, pourchassent les officiers qui se sont armés, délivrent les prisonniers, élisent des délégués puis font le tour des navires en rade. Le vice-amiral Amet accepte finalement d’écouter leurs revendications : permissions, retour en France, amélioration de l’ordinaire, pas de corvées de charbon... Le lendemain, complètement révoltés par une fusillade qui vient d’avoir lieu en ville et qui a fait vingt morts, les marins exigent que des sanctions soient prises contre les officiers. Amet décide alors de faire rentrer le bateau en France pour éviter que la révolte ne gagne toute la flotte. C’est la première victoire des marins révoltés.

Pour l’armée française, c’est la débâcle. Le 25 avril, les « alliés » font savoir qu’ils quittent la Crimée. Mais les mutineries vont continuer dans la flotte de la mer Noire. Ainsi, André Marty, chef mécanicien sur le Protêt, est emprisonné pour avoir voulu s’emparer du torpilleur. Transféré sur le Waldeck Rousseau où l’équipage, jeune, est sensible aux idées socialistes, il met le feu aux poudres. Transféré de nouveau en catastrophe, l’équipage se met en colère, élit ses délégués, élabore ses revendications, et menace de mettre le bateau à la disposition des bolcheviks pour être plus convaincant. Avec l’équipage de deux autres bateaux, les marins font grève en attendant que les officiers cèdent... et qu’ils quittent définitivement la mer Noire.

Les mutineries s’étendent, gagnent aussi en Méditerranée les bateaux qui devaient appareiller pour la mer Noire. Le navire amiral Provence est ainsi immobilisé à Toulon, le Voltaire à Bizerte, le Guichen à Tarente pendant une semaine avec la participation de Tillon.

Après le départ contraint de la flotte de Crimée puis de la mer Noire, les marins neutralisent ainsi la puissante marine française de la Méditerranée, dont au moins vingt-cinq bateaux connaissent des mutineries.
Ainsi prend fin la guerre de la bourgeoisie française contre la révolution d’Octobre. Face aux ordres de combattre la révolution et face aux conditions de vie épouvantables que les officiers leur faisaient endurer, les marins et soldats de la mer Noire ont choisi de se mutiner. Leur antimilitarisme révolutionnaire, même peu conscient d’une manière générale, reste une leçon de l’histoire.

Sylvain Lassère

Pour en savoir plus, lire :
 Antimilitarisme et Révolution, tomes 1 et 2, A. Brossat et J.-Y. Potel, Collection 10/18.
 La Révolte de la mer Noire, tomes 1 et 2, A. Marty, épuisé.
 La révolte vient de loin, C. Tillon, Collection 10/18.


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